jeudi 10 novembre 2011

GEORGE GROSZ : NAISSANCE DADA



DADA-BERLIN : Geore GROSZ

Dès que je commençai à vivre consciemment, je découvris qu'il n'y avait pas grand'chose à attendre de la gloire et surtout de nos contemporains. (...) Pour atteindre à un style qui pût rendre la dureté et la laideur de mes objets, j'étudiai les manifestations de l'instinct artistique. Je copiais dans les pissoirs les dessins folkloriques parce qu'ils semblaient être l'expression la plus directe et la traduction la plus exacte de sentiments forts. De la même façon les dessins d'enfants m'inspiraient parce qu'ils sont sans équivoque. (...) Démobilisé, de retour à Berlin, j'ai vécu les débuts du mouvement DADA. Ce mouvement avait ses racines dans ma conviction et dans celle d'autres camarades que c'était folie de croire qu'un « esprit » (Geist) quelconque règne sur ce monde. Goethe sous le feu roulant. Nietzsche dans le sac du soldat. Jésus dans les tranchées. Il y a toujours eu des gens pour croire à la puissance de l'« esprit » et de l'art. Comme nous parlons ici d'art, encore quelques mots sur le dadaïsme, le seul mouvement artistique en Allemagne depuis des dizaines d'années. Ne souriez pas : par ce mouvement tous les « ismes » de l'art sont devenus de petites affaires d'atelier d'avant-hier. Le dadaïsme n'était pas un mouvement idéologique mais un produit organique, né pour lutter contre toutes les tendances nuageuses de l'Art qui réfléchissait sur les cubes ou le gothique tandis que les maréchaux peignaient avec du sang. Le dadaïsme a forcé les artistes à prendre position. Qu'ont fait les dadaïstes ? Ils ont dit : il importe peu que l'on produise un sifflement ou que l'on fasse un sonnet de Pétrarque ou de Rilke, que l'on dore les talons ou que l'on sculpte des madones, on tire quand même, on pratique l'usure, on a faim, on ment, à quoi bon l'Art. Aujourd'hui je sais, et avec moi tous les fondateurs du dadaïsme savent, que notre seule erreur était de prendre au sérieux ce prétendu Art. Le dadaïsme était le réveil de cette illusion. Nous avons vu les résultats idiots de l'ordre de la société régnante et nous avons éclaté de rire. Nous ne voyions pas encore qu'au fond de cette folie il y avait un système. La révolution, en s'approchant, nous a fait prendre conscience de ce système.

(George GROSZ, « Entretien», G. Material zur elementaren Gestaltung, 1923)

George Grosz est sans doute le dessinateur qui a le mieux pressenti l’arrivée du nazisme en Allemagne ; à tel point que, malgré la violence de son graphisme, ses dessins illustrent régulièrement les dossiers, les documents, voire même les manuels scolaires traitant de l’Allemagne pré-hitlérienne.

Mais, plus que la richesse de son style et ses différentes expériences graphiques, c’est sa haine du militarisme, du nationalisme, du clergé et de la bourgeoisie qui fascinent. Une haine cruelle qui le fera dessiner ses contemporains, à commencer, dès la fin juillet 1913, par la bourgeoisie dont il est issu : « Mon second moi grogne qu’il se sent bien. (C’est l’un de mes nombreux moi qui m’habitent.) Je suis assis dans un fauteuil, recouvert de velours d’un vert très végétal. Dans ma main, je tiens un grand verre de vin de fraises couleur framboise... J’ai sous ma tête un petit coussin avec des pompons... Le plus souvent confectionnés par de vieilles demoiselles, qui attendent encore l’homme de leur vie, et c’est ainsi, dit-on, que rembourré d’un peu d’esprit conservateur et résigné, le coussin sert de paratonnerre contre les idées démocrates et anarchistes ce qui explique sa vogue dans les milieux bourgeois. » (lettre à Robert Bell).

Mais si, à cette époque, il semble manifester une certaine sympathie pour les travailleurs et les chômeurs, il reste plus intéressé par la littérature et sa rébellion intérieure : « Durant l’avant-guerre, j’avais tiré cette unique conclusion de mon expérience : les hommes sont des porcs. Parler d’éthique, c’est une duperie, un piège tendu pour les imbéciles, la vie n’a aucun autre sens que la satisfaction du besoin de nourriture et de femmes. L’âme n’existe pas. L’important, c’est d’avoir le nécessaire. » (L’Art en danger, 1925).

Alors qu’il est, selon ses propres dires, encore apolitique, bien qu’il ait plus ou moins renié sa classe et la religion, il s’engage comme volontaire en 1914 pour la Première Guerre mondiale. Dès 1915, il est libéré pour raison de santé et, en septembre, dans une lettre à Robert Bell, il déclare : « Cette époque que j’ai vécue dans le carcan du militarisme était une défense perpétuelle - et je sais que tous les actes que j’accomplissais alors me dégoûtaient au plus profond de moi-même. Voici l’un de mes rêves : peut-être y aura-t-il là encore des changements, des révoltes / peut-être un jour le socialisme international exsangue aura-t-il la force de se soulever ouvertement / et après Guillaume II et le Kronprinz c’est un rêve fantastique, et rien de plus..., les envoyer à l’abattoir ! »

George Grosz, sur qui plane en permanence la menace d’une réincorporation, change son prénom (Georg) autant par antinationalisme que par amour de l’Amérique. C’est à cette époque que son antimilitarisme se transforme en antinationalisme farouche : « C’est exact, je suis un adversaire de la guerre, c’est-à-dire que je m’oppose à tout système qui exerce une contrainte sur moi. Ceci dit, d’un point de vue purement esthétique, je me réjouis toujours pour chaque Allemand qui va trouver sur le champ d’honneur (comme c’est beau !) une mort héroïque. Être Allemand, cela veut toujours dire être dénué de goût, être bête, haineux, gros, rigide. Cela signifie ne plus pouvoir monter à une échelle à quarante ans, être mal habillé, être réactionnaire de la pire espèce. Sur cent Allemands, il n’y en a pas un seul qui se lave parfois de la tête aux pieds. » (lettre à Robert Bell, 1916).

Réincorporé le 4 janvier 1917, il sera transféré dans divers centres hospitaliers, ce qui n’attendrira pas sa vision du monde : « Tout est sombre autour de moi, et les heures s’envolent en noircissant. Mieux vaut.. Pardieu, je ne suis plus heureux, ma haine pour les hommes a atteint des proportions monstrueuses... J’ai l’impression d’avancer vers la neurasthénie... je parcours des enfers briqués à neuf... Souvent, la mort cliquette en chancelant mélodieusement entre les lits puants... Écrivez-moi, ici je suis totalement seul... Votre G. décédé. » (lettre à Otto Schmalhausen ; 18 janvier 1917).

Bien qu’encore davantage guidé par ses haines et ses refus individuels, G. Grosz, qui parle alors anglais par provocation antipatriotique, ne se définit plus comme « apolitique » mais comme « individualiste » : « On se demande comment il est possible que des millions d’être humains puissent vivre sans esprit, sans aucune vision précise des événements réels, des êtres qui, dès leur enfance, à l’école, reçoivent sans broncher dans leurs stupides yeux aqueux le sable qu’on leur jette, dont on bourre l’esprit avec les attributs de la réaction la plus abrutissante. Dieu, la Patrie et le Militarisme. » (lettre à Robert Bell, 1916).

Cependant, G. Grosz s’engagera dans le mouvement dadaïste, où, avec son camarade John Heartfield (l’"inventeur" du photomontage politique), ils défendront la Révolution soviétique (à une époque où, il est vrai, on pouvait y croire honnêtement). Adhérant au Parti communiste allemand depuis le 31 décembre 1918, ils écrivaient en 1919, dans la revue Der Gegner : « Celui qui veut que l’on considère l’activité de son pinceau comme une mission divine est une canaille. Aujourd’hui, où un soldat rouge graissant son fusil a plus d’importance que toute l’oeuvre métaphysique des peintres. Les notions d’art et d’artiste sont des inventions de bourgeois et la place qu’ils occupent dans l’État ne peut être que du côté de la bourgeoisie. Le titre d’artiste est une insulte. La dénomination art est l’annulation de l’égalité entre les hommes. Déifier l’artiste équivaut à se déifier soi-même. L’artiste n’est jamais au-dessus de son milieu et de la société de ceux qui l’acclament (...). Il n’y a qu’une seule tâche : accélérer la ruine de cette civilisation d’exploiteurs par tous les moyens, le plus intelligemment et le plus conséquemment possible. Toute indifférence est contre-révolutionnaire ! Nous appelons tout le monde à prendre position contre le respect masochiste des valeurs historiques, contre la culture et l’art ! »

L’écrasement des mouvements spartakistes et des Conseils de Bavière (où des anarchistes tels que Mühsam, Landauer et Marut/Traven jouèrent un rôle important) par les sociaux démocrates Ebert et Noske, avec l’aide de l’armée et des corps-francs, radicalisera davantage les dessins de G. Grosz : Noske buvant à la mort de la jeune révolution (1919) ; Ouvriers jugeant l’armée sous le portrait de Karl Liebnecht (1919). Mais c’est principalement au sein du mouvement dadaïste que Grosz pourra pousser la provocation à son paroxysme. Ainsi, à la première messe dada internationale, organisée à Berlin en 1920 « une course fut organisée entre une machine à coudre mue par G. Grosz et une machine à écrire actionnée par Walter Mehring. Au plafond pendait l’effigie empaillée d’un officier à tête de porc, et pourvue d’une pancarte : « pendu par la révolution » (Weimar une histoire culturelle de l’Allemagne des années 20, de W. Laqueur, Robert Laffont, pages 134-135).

Bien qu’il ait quitté le Parti communiste allemand probablement dès 1923, Grosz collabore encore à l’organe de ce parti. Il continue à croquer des bourgeois repus et obscènes, des militaires grotesques et arrogants. Suivant de près l’actualité politique, il dessinera également, en 1926, la statue de la liberté couverte de sang et brandissant une chaise électrique à la suite de la condamnation à mort des anarchistes Sacco et Vanzetti. Mais c’est le recueil de dessins qu’il avait réalisé pour l’adaptation par Piscator des Aventures du brave soldat Chveïk de l’anarchiste tchèque Jaroslav Hasek qui lui vaudra le plus de tracas, en vertu d’une loi contre le blasphème : « George Grosz, le grand dessinateur révolutionnaire allemand et son éditeur Wieland Herzfelde ont été condamnés, lundi dernier, par le tribunal de Charlottenburg, chacun à deux mois de prison et deux mille marks d’amende. Motif : calomnie et atteinte portées aux institutions publiques de l’Église, que défend le § 166 du Code pénal. » (Monde, dirigé par Barbusse, décembre 1928).


Il est particulièrement reproché à Grosz d’avoir dessiné le Christ crucifié avec des bottes allemandes et un masque à gaz sur une croix menaçant de tomber, avec la légende suivante : « Taire sa gueule et continuer à servir ».

En ce qui concerne la montée du nazisme, on peut dire que Grosz fut d’une lucidité étonnante et cynique. Ainsi, dès 1930, il déclarait : « Dans les deux mouvements (socialiste et national-socialiste), on trouve le même désir de recevoir les ordres d’en haut, et d’y obéir avec le petit doigt sur la couture du pantalon » (Das Kunstblatt, 1931).

Et, encore plus troublant, « au cours d’une conversation avec Thomas Mann, Grosz prédit en 1933 qu’Hitler ne tiendrait pas six mois mais six ans ou même dix ans ; que les Allemands qui l’avaient élu le méritaient, que le nazisme et le communisme étaient tous deux des régimes de terreur et d’esclavage et que d’ici quelques années, on assisterait à une alliance entre Hitler et Staline » (Weimar une histoire culturelle de l’Allemagne des années 20, de W. Laqueur, Robert Laffont).

Grosz eut la chance de pouvoir émigrer aux États-Unis avant que la répression ne le frappe. Il fut le premier à se voir retirer sa nationalité par les nouvelles autorités qui, par ailleurs, lui réservèrent une place de choix dans leur exposition sur l’art dégénéré organisée en 1937.
Bien qu’il dessine encore de temps à autres sur des sujets d’actualité (sur les camps de concentration, Franco, etc.), Grosz s’assagira considérablement et le reste de son oeuvre est beaucoup plus traditionnelle et nettement moins intéressante. Notons tout de même que, bien qu’il ait réagi de façon « parfaitement cynique » à la mort de son ami Erich Mühsam en camp de concentration (aux dires de Piscator, également exilé aux États-Unis), il dessinera le calvaire de celui-ci... Ayant pris la nationalité américaine, il ne retournera définitivement à Berlin qu’en 1959, où il meurt le 6 juillet.

Grosz, dessinateur cruel et cynique témoin d’une époque ? Peut-être... Ou bien un moraliste, comme le laisse entendre la réponse qu’il donnait au juge qui l’accusait de briser les règles morales : « Même ne représentant les choses les plus laides, comme je l’ai fait dans cette oeuvre, et dont on pourrait penser qu’elles déconcerteront un certain nombre de gens, j’accomplis à mon avis un travail éducateur, et précisément grâce à ces laideurs mêmes. Car lorsque je représente un vieil homme avec toute la laideur de la sénilité, de son corps incontrôlé, c’est pour que l’on prenne soin de son corps dès la jeunesse, pour qu’on l’entraîne par le sport, etc. Même lorsqu’ils représentent les choses les plus détestables, mes dessins sont toujours l’expression de certaines tendances morales... » (Compte rendu du procès d’Ecce Homo, publié dansDas Tagebuch, 23 février 1924).

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